LES ACADIENS "HABITANTS" EN GUYANE DE 1772 A 1853

Destin des lignées, créolisation et migration.

Bernard CHERUBINI , Université de La Réunion

L'examen détaillé des généalogies et des résultats économiques des habitations des quartiers de Kourou, de Sinnamary et d'Iracoubo entre 1772 et 1853montre que les colons Acadiens, venus en Guyane dans le cadre de la désastreuse "expédition de Kourou" de 1764, ont plutôt bien réussi leur implantation, contrairement aux conclusions avancées par la plupart des spécialistes de la période. Ce constat nous amène à relancer le débat sur l'émergence de véritables cultures paysannes, via la société d'habitation, parallèlement ou en dehors de la société de plantation.

A close examination of the genealogies and economical results obtained in the houses of the Kourou, Sinnamary and Iracoubo districts — carried out between 1772 and 1823 — clearly shows that the Acadian settlers who had come to Guiana within the context of disastrous "Kourou expedition" in 1764, managed to establish themselves rather successfully, despite the conclusions put forward by the majority of the specialists of the time. This observation leads us to revive the debate on the emergence of genuine peasant cultures, via the grouped settlement society, parallel or irrespective of plantation society.

Les 11000 morts de l'expédition de Kourou de 1763 ont à jamais marqué la réputation de la Guyane française à une époque où, sous le nom de "France Équinoxiale", le duc de Choiseul voulait faire de la colonie un nouveau Canada et, selon Winzerling (1955), en devenir lui-même le vice-roi. Les chiffres cités à propos des Acadiens ont parfois le don d'exaspérer démographes et historiens. Ils sont ici un raccourci indispensable pour bien comprendre les événements qui ont marqué cette phase essentielle de l'histoire de la Guyane.

En 1762, la population de la Guyane est composée d'environ 750"habitants" blancs, 100 "libres" (affranchis, libres de couleur ou encore "gens de couleur libres"), 5000 esclaves noirs, auxquels il faut ajouter environ 700 Amérindiens vivant sur le littoral mais n'intéressant plus guère l'administration coloniale. En 1763 et 1764, environ 14000 colons blancs auraient été envoyés dans la colonie, parmi lesquels un nombre d'Acadiens très difficile à évaluer. On estime qu'environ 11000 colons sont morts dans les premiers mois qui ont suivi leur arrivée ou durant le trajet, qu'environ 2000 ont pu être rapatriés et qu'à peine un millier (dont peut-être 400 Acadiens) sont restés malgré des conditions plus ou moins difficiles qui seront la cause de nombreux nouveaux décès, dès les premiers mois de l’installation de ces colons, qui étaient tous volontaires. Les Acadiens, qui avaient jeté leur dévolu sur les quartiers de Kourou et de Sinnamary, ne furent pas épargnés. D'après les registres de l'état civil ("registre des morts") que j'ai pu consulter pour Sinnamary, environ 80Acadiens sont décédés en un an, entre décembre 1764 et décembre 1765, une vingtaine en 1766 et 1767.

En 1772, la population de la Guyane compte environ un millier de blancs, 300 libres de couleur et 8500 esclaves. Le nombre de colons blancs restera stable jusqu'à l'abolition de l'esclavage en 1848 qui affranchira 12333 noirs. En 1853, il n'y a que 16817 habitants en Guyane. Le nombre des Blancs a diminué, à la suite au désastre économique qui a accompagné l'abolition qui a touché certaines "habitations". Il diminuera encore, à cause de la maladie et, selon Cardoso (1971), à cause d'une trop grande consanguinité, jusqu'à la disparition des Blancs en tant que groupe ethnique différencié, dès la seconde moitié du 19e siècle. Les dernières familles blanches disparurent sans laisser de trace entre 1848 et 1890. Les Acadiens auraient donc disparu avec ce groupe, pour les mêmes raisons, mais aussi et surtout consécutivement à un important métissage facilité par le type de structure économique qui s'était mis en place dans les quartiers de Kourou et de Sinnamary (puis d'Iracoubo à partir de 1785) et que nous appellerons ici "société d'habitation".

Mettre en avant le rôle qu'ont pu jouer les Acadiens dans la formation de la société créole guyanaise, c'est prendre en compte les conséquences dues au fait que ces habitations fonctionnaient avec un nombre relativement peu élevé d'esclaves (deux, trois, parfois quatre), contrairement à "la société de plantation", celle des grosses habitations qui nécessitent un nombre considérable d'esclaves (250 à 300 pour les plus grosses habitations de l'Ile de Cayenne en 1848). La trajectoire de vie des Acadiens en Guyane est intimement liée au sort de la société d'habitation. Ignorés le plus souvent, sauf au moment de l'arrivée des déportés de 1795 et de 1796, mis à l'écart des ambitions économiques des administrations successives, les habitants de ces quartiers ont vécu en quelque sorte en marge des mutations décisives de la colonie (projets d'aménagement des terres basses, etc.), qui auguraient d'un mode de vie qui allait devenir dominant dans la formation sociale post esclavagiste, celui de la petite paysannerie créole des bourgs côtiers.

Pourquoi dès lors s'intéresser aux Acadiens de Guyane ? Tout d'abord, parce que 150 à 200 Acadiens, installés en Guyane, en 1767, dans une colonie de 1500 "habitants", est loin d'être un nombre négligeable. Ensuite, parce que l'observation des résultats économiques des quartiers de Kourou, de Sinnamary, puis d'Iracoubo, entre 1772 et 1848, et celle des généalogies des habitants reconstituées sur cinq ou six générations, de 1763 à 1853, contredisent totalement les idées reçues concernant cette migration en Guyane, ainsi que les conclusions le plus souvent avancées à propos de cette "expédition de Kourou".

IMAGES D'UN DESASTRE, IMAGINAIRE D'UN ECHEC : UNE RECONSIDERATION DES SUITES DE L'EXPEDITION DE KOUROU

La plupart des spécialistes de la période, comme Émile Lauvrière (1924), considèrent la Guyane comme le lieu d'un "autre naufrage acadien" où ne subsisteraient, à la fin du 19e siècle, "que quelques épaves". On constate, bien au contraire, le relatif succès de leur implantation, tant sur le plan démographique qu'économique, de 1766 à 1772, puis jusqu'en 1853, date à laquelle nous avons pour l'instant interrompu notre recherche.

Cette découverte est, par ailleurs, de nature à reconsidérer l'ensemble de l'historiographie guyanaise, que celle-ci s'appuie sur des travaux historiques ou sur des récits de voyageurs, de déportés ou d'habitants qui voudraient d'une part que les Acadiens disparaissent de l'histoire des quartiers de Kourou, de Sinnamary et d'Iracoubo, à partir de 1765, au profit des Alsaciens et des Allemands, donnés comme seuls rescapés de "l'expédition de Kourou" et donc à l'origine du peuplement des savanes de Kourou jusqu'à Organabo, d'autre part que ces terres aient toujours été peuplées "d'épaves", de troupeaux égarés et, en ce qui concerne les habitations, de "mauvaises huttes, moins propres que les loges de nos sabotiers des grandes forêts".

Mais, au-delà de la reconstitution de la véritable histoire des Acadiens en Guyane, l'intérêt de cette recherche est anthropologique, dans la mesure où, parallèlement à la recherche sociolinguistique (Chaudenson, 1991) qui vise à démontrer le caractère fondamental de la phase dite de la "société d'habitation" pour la genèse de la langue créole, il nous semblait essentiel de vérifier si, à partir d'une recherche en anthropologie historique sur l'insertion écologique de ces populations et sur leurs stratégies matrimoniales, on ne retrouvait pas des données fondamentales pour la compréhension des phénomènes de créolisation socioculturelle.

Il n'est, bien sûr, pas question de procéder ici à une réévaluation complète de la société d'habitation qui, selon Chaudenson (1991 : 94), se caractérise par une lente montée en pourcentage de la population servile et par des conditions de vie quotidienne très difficiles qui mettent sur un pied d'égalité noirs et blancs. Nous voulons simplement isoler quelques-uns de ses effets structurants en ce qui concerne ce que l'on peut appeler la formation d'une petite paysannerie créole guyanaise, après avoir constaté qu'un tel examen n'avait jamais été effectué à l'échelle de la Guyane pour la période considérée, et bien sûr mettre en évidence le rôle moteur des Acadiens dans cette formation.

En Guyane, l'étude de ce qu'il est convenu d'appeler la "société d'habitation" concerne essentiellement le devenir des communes du littoral (Ouanary, Approuague, Mana) après l'abolition de l'esclavage, c'est-à-dire la réinstallation des communautés rurales sur de nouvelles bases économiques qui correspondent à ce que l'on appelle la "civilisation de l'abattis" (culture sur brûlis). C'est l'avènement de "l'habitation créole" avec la création d'une multitude de petites exploitations agricoles (Jolivet, 1982). Il s'agit ici de prendre en compte l'existence d'un même type d'exploitation (par la taille, car bien sûr les "habitants" avaient un ou deux esclaves) en marge de la moyenne ou de la grosse habitation esclavagiste, dans une zone qui n'a jamais connu les effets de ces dernières.

On sait, bien entendu, que sur les quelques 500 "habitations" répertoriées en Guyane dans les années 1840, à peine une centaine avaient une certaine envergure, c'est-à-dire un nombre d'esclaves suffisamment important pour dépasser le stade de la petite exploitation de type "paternaliste" où "l'habitant" n'est aidé que par quelques esclaves. Mais dans certains quartiers, comme ceux de Sinnamary ou d'Iracoubo où ce type de petite "habitation" était devenu la règle depuis 1765, on n'a guère enregistré à partir de 1848 de rupture brutale au niveau de la structure de l'exploitation, si ce n'est, bien sûr, une démobilisation générale dans un premier temps qui a conduit à l'abandon de nombreuses" habitations" et au départ de certains propriétaires ruinés.

Mieux encore, un rapport militaire de 1787 (cité dans Coeta, 1992) précise que plus du quart des habitants de la colonie se retrouvent installés entre Carouabo et Iracoubo, constituant une population de "Petits Blancs" équivalente, toute proportion gardée, à celle qui pouvait peupler les Hauts de La Réunion ou la côte entre Saint-Pierre et Saint-Philippe, à peu près à la même époque: "Il y a plus d'habitants qui y résident que dans aucun autre quartier de la colonie, quoique celui-ci ne soit habité que jusqu'à Iracoubo, ils sont au nombre de 285 de tout sexe et âge, il faut observer que dans ce monde ne sont aucunement compris les indiens d'Organabo, de Mana, de Maroni et autres lieux circonvoisins qui sont très nombreux. On cultive un peu de rocou dans ce quartier et des vivres seulement pour les esclaves, les habitants se livrent de préférence à l'éducation des bestiaux qu'ils élèvent avec succès dans des savanes d'une étendue immense. On compte dans cette partie environ 5000 têtes de gros bétail, non compris le menu qui consiste principalement en cochons".

LA CREOLISATION DES ACADIENS DANS LE CADRE DE LA SOCIETE D'HABITATION

En 1772, le quartier de Sinnamary regroupe 175 habitants et 58 esclaves. Sur les 67 habitations recensées en 1767, près de la moitié appartiennent toujours à des Acadiens. Sur les 33 habitations qui ont à leur tête un "habitant" canadien (de Québec) ou acadien, sommairement relevées en 1767(ce nombre dépasse quarante si l'on inclut les familles dont l'épouse est canadienne ou acadienne), 27 existent toujours en 1772, et sont entre les mains des mêmes familles. Il est donc difficile de parler de l'échec de l'implantation des Acadiens en Guyane, d'autant plus que ces mêmes familles vont faire passer la population des quartiers de Sinnamary, d'Iracoubo et de Kourou respectivement à 784, 422 et 792 habitants, en 1853, avec un nombre d'esclaves inférieur à celui des habitants en 1848. En d'autres termes, la population des quartiers de Sinnamary et d'Iracoubo a été multipliée par plus de cinq entre 1772 et 1853, passant ainsi de 233 à 1209 habitants, tandis que la population totale de la Guyane s'accroissait faiblement entre ces deux dates, passant ainsi d'environ10000 à 17000 habitants.

Comment expliquer de tels résultats dans le contexte si traumatisant des suites de l'expédition de Kourou ? La réponse tient, en partie, dans la volonté de réussite qui animait ces Acadiens, volonté dont ils avaient déjà fait preuve en Acadie quelques années plus tôt pour constituer, au milieu du XVIIe siècle, ce que P. D. Clarke (1994) appelle "une société paysanne à l'américaine", précisant au passage que du côté des relations interethniques, le métissage était plus important qu'on ne le croit, ce qui n'eut cependant qu'un effet mineur. Question de mentalité donc, dans cette population de pionniers habitués au travail de la terre dont les ancêtres étaient venus travailler pour le compte de compagnies (1635) et auxquels s'étaient joints des engagés, des soldats congédiés, quelques survivants métis de la première génération qui pratiquait déjà une agriculture diversifiée et le commerce (cabotage, pêche sédentaire, construction navale, etc.). Leur motivation n'était peut-être pas identique à celle qui avait guidé leur première migration vers l'Acadie, mais il restait probablement chez ces colons un certain esprit d'entreprise et de réussite qui faisait probablement défaut à d'autres membres de l'expédition de Kourou.

La constitution de lignées et l'alliance matrimoniale

Dès les premiers mois de leur installation sur les terres concédées dans les quartiers de Kourou et de Sinnamary, une vie sociale intense a pu être mise en place avec, comme priorité, la constitution de familles, formant de nouvelles lignées, qui allaient prendre possession des nouvelles habitations. Il est manifeste que les Acadiens ont été tentés par la constitution d'une communauté largement endogame (on le voit lors des remariages de veufs et de veuves). Mais, face aux nombreux décès qui décimaient leur groupe dès les premiers mois de leur installation, ils furent contraints à des alliances exogames avec d'autres groupes de blancs, quand cela s'avérait possible (Allemands, soldats congédiés, colons réfugiés des Antilles, vieilles souches créoles blanches de Guyane, nouveaux arrivants), avec des esclaves noirs ou métis quand la pression sociale parvenait à s'assouplir, ou tout simplement en contractant des unions illégitimes. On le constate aisément avec les premiers mariages célébrés dans la paroisse de Sinnamary en janvier 1765 : Alexandre Pierre Marie Thomas, sieur de la Vallée, avec Anne Lambert, veuve de Paul Girouer de l'Ile Saint-Jean; François Villedieu, fils de Jean-Baptiste Villedieu et de Catherine Grosset de

Louisbourg, avec Victoire Diarse, fille du défunt George Diarse et de la défunte Marie Campian de l'Ile Royale; Jean Charles Yvon avec Marie-Eve Olné du Palatinat; Guillaume Lessart de Saint-Malo avec Marie-Rose Billard, fille de Simon Billard et de Marie-Josèphe Charpentier de l'Ile Saint-Jean (les 7 et 15janvier avec pour témoins des Lecraig, Lecoudé, Noreau, Lavigne, François Cadet, Michel Benoist, Pierre Girard, etc.).

La deuxième vague de mariages, enregistrée les 22 et 23 juillet 1765, confirme cette volonté de resserrer les liens de la communauté acadienne. On peut signaler, en particulier, les mariages de Charles Desroches, officier bleu,36 ans avec Julienne Lecraig, 29 ans, fille de Guillaume Lecraig et Marguerite Langouette de Louisbourg; Jean-Baptiste Nicolas Levesque, 29 ans, avec Marie-Françoise Benoist, 27 ans, fille de Charles Benoist; Jean Boileau, 32 ans, avec Marie Vincent, 22 ans, fille de Jean Vincent et Marguerite Hébert de l'Acadie; François Cadet, 23 ans, de Québec, fils d'Augustin Cadet et de Marie-Louise Desrosiers, avec Marie Guédry, 20 ans, fille de Pierre Guédry de Louisbourg; Joseph Lachance, 24 ans, de l'Ile d'Orléans, Canada, fils de Joseph Lachance et Marie-Jeanne Thivierge, avec Marie Bertrand, veuve de Yves Lamarre, 30 ans, fille d'Antoine Bertrand.

On retrouvera une partie de ces ménages dans le "recensement des habitants de Sinnamary fait le 1er mars 1765" puis, dans le "recensement des habitants du poste de Sinnamary fait dans le mois de mai 1767" : 235 habitants dont 213 personnes libres, mais surtout 67 habitations avec chacune à leur tête un chef de famille ou d'exploitation que l'on nomme "habitant"11. Notons, en particulier, que quatre de ces habitants sont des veuves dont deux vont se remarier par la suite. Marie Petit-Pas, veuve de François Osanne, décédé en janvier 1765, se remariera par exemple avec Étienne Vergnes, le 30 septembre1771.

Une vie communautaire va se développer très rapidement, à l'image des "Cadies" du Québec, à partir de la soixantaine d'habitations de Sinnamary et de la vingtaine de Kourou, avec les familles des gardes-magasiniers (Canceler, Morgenstern), des chirurgiens (Cabrol, Rougier), des passeurs (Bigot, Haas),des commandants de quartier (Pradines, de Marcenay). On notera le rôle clé de certains groupes "donneurs de femmes", constitués à la suite de nombreux décès masculins dans ces familles ou à un nombre plus élevé de filles. Ils marieront deux ou trois sœurs (Hébert, Boulanger, Guédry), le plus souvent après des premières vagues de veuvages. Les "renchaînements" d'alliances furent ainsi nombreux entre Acadiens mais aussi avec les Alsaciens, les soldats congédiés, les réfugiés de la Guadeloupe et de la Dominique.

Comme en Nouvelle-France à la même époque, on crée une organisation familiale différente des modèles de la société paysanne française des XVIIe et XVIIIe siècles. Sa particularité réside d'abord dans l'esprit de liberté qui accompagne l'établissement des colons dans les savanes de Kourou, de Sinnamary et d'Iracoubo, puis dans un écosystème qui favorise l'élevage, la petite exploitation agricole, donc des habitations de taille modeste, un certain paternalisme à l'égard des deux ou trois esclaves qui partagent le sort de l'habitation, des unions illégitimes et rapidement un grand nombre d'enfants mulâtres, reconnus ou non, selon les périodes. Dans cette organisation familiale où prédominent une mentalité de "colon", l'établissement des frères sur des lots voisins (plutôt que leur maintien sur une terre commune qui serait celle du lignage), le remariage rapide des veuves, la suprématie des liens de voisinage sur certains liens de parenté, une forte solidarité sociale (liens d'entraide) autour des unités écologiques de base que sont l'habitation, le quartier, la paroisse, on remarque que la logique de l'esprit de liberté propre au colon du nouveau monde rejoint celle de la société d'habitation avec la domination sexuelle des blancs sur les noires (concubines d'habitants le plus souvent), ainsi que la hiérarchie socio raciale dans un contexte de "robinsonnade" (le partage du même dénuement, des mêmes cases de bois et de feuilles que l'on appelle "carbets" en Guyane).

A la troisième génération, le métissage était devenu important. Certaines habitations comptaient au moment de l'abolition de 1848 plus d'une dizaine d'esclaves. Il s'agissait le plus souvent de la compagne esclave de l'habitant, de ses enfants et petits-enfants, de quelques vieillards. Certains habitants s'étaient remariés deux ou trois fois, les femmes mourant régulièrement en couche ou peu de temps après. Les affranchissements sont nombreux, par exemple en 1833. L'état civil des paroisses (mariages, décès, naissances) nous permet de cerner au plus près la mémoire familiale des quartiers, la saga de certaines familles jusqu'à leur disparition des différents registres disponibles.

Les histoires familiales

L'histoire de ces familles immigrées en Guyane commence par leur origine en Acadie. Elles ont été constituées par des réfugiés de Louisbourg (DeBois Berthelot, Jean-Baptiste Martinet, Jean-Charles Boudreau, etc.), de l'Ile Saint-Jean (Cécile Grossin-Cousin, Pierre Cossette, Antoine Jacquet, etc.) ou de l'Ile Royale (Luc Rodrigue, Jean-Baptiste Villedieu, Joseph Boudreau, Jean Petit, etc.), par des familles d'officiers de l'Ile Royale (Du Bois Berthelot, Thierry de Chassaing, Rodrigue, Villedieu, etc.), que l'on retrouve dans des registres de 1759, à La Rochelle et à Rochefort, et qui prendront place dans les convois à destination de Cayenne en 1763 et 1764, avant d'apparaître parfois sur les listes de réfugiés de Cayenne de 1765, de 1796, de 1804 ou d'autres périodes liées aux événements révolutionnaires. Je n'aborde ici, à travers les généalogies, que quatre ou cinq cas de lignées formées en 1765 dans les paroisses de Sinnamary et d'Iracoubo qui présentent la double caractéristique de compter dans leurs rangs des personnages ayant joué un rôle important dans la vie de la communauté depuis cette date, d'avoir laissé des traces de leur présence en 1853 (soit en laissant des habitations abandonnées, soit pour avoir bâti des habitations d'importance sur quatre ou cinq générations).

Jean-Charles Boudreau de Louisbourg a vingt-six ans quand il s'installe, en octobre 1766, dans le "bas de la rivière", à une lieue du poste de Sinnamary, avec son épouse Marie-Josèphe Haché, vingt et un ans, qui décédera en 1773. Ilse remariera (à trente-huit ans d'après l'état civil) en 1776 avec Marguerite Dumesnil, veuve de Louis-Charles Regnaulin, chirurgien major, employé au poste de Sinnamary en 1765, dont la fille Julie épouse Antoine Jacquet, de l'Ile Saint-Jean, "habitant de la côte". Sa fille Marie-Thérèse Boudreau (née d'un premier mariage avec Marie-Josèphe Haché) épouse, à quinze ans, en 1791, le chirurgien Joseph Rougier, maire du canton en 1795. Il se noiera en 1802 entre Sinnamary et Iracoubo. Leur fils Jean-Joseph Rougier, qui décédera en 1832, épouse Catherine Canceler (Joseph Canceler, d'Alsace, était garçon magasinier au poste de Sinnamary en 1765 et époux de Catherine Zelinger). Jean-Charles Boudreau s'était vu attribuer en 1790 deux concessions de 52 et 9O hectares dans le quartier d'Iracoubo, entre Trou-Poisson et Counamama, inexploitées en1853. En 1798, à l'âge de soixante-neuf ans, il est témoin du mariage d'Antoine-Julien Rousse et de Marie-Jeanne Jacquet, fille de Joseph Jacquet. Dans la description de Sinnamary faite en 1797 par Louis-Ange Pitou (18O7), l’un des récits de déportés dont s'inspirera Alejo Carpentier dans Le siècle des Lumières, la "case Boudreau" est décrite comme un lieu où l'on vit dans la débauche avec les négresses et où s'absente le plus souvent Prevost, commandant et directeur du poste de Counamama. Mais ce Boudreau a aussi "des pêcheurs beaucoup plus actifs".

François-Luc Rodrigue, de Louisbourg, ancien officier de milice du quartier de Sinnamary, "fils majeur" de Jean-Baptiste Rodrigue, habitant pêcheur et négociant à Louisbourg et de Anne Le Bourgne de Bellisle, s'installe en juin 1766, à l'âge de trente-quatre ans, sur une habitation située à six lieues du camp de Sinnamary, avec son épouse Jeanne Ducos, trente ans, native de Bayonne, leur fils de un an, Philippe, et sa sœur Catherine Rodrigue, trente-cinq ans. En1790, il épouse en seconde noce Marie-Colombe Lohier, fille majeure de Robert Lohier et de Catherine David, réfugiés de La Dominique, dont il aura, en1792, une fille, Marie-Victoire. Il décédera le 31 juillet 1793, à l'âge de soixante-trois ans. A trente-huit ans, sa veuve, Marie-Colombe Lohier, épousera en seconde noce, le 12 février 1794, soit sept mois après, Jean-Pierre Brisson, trente-quatre ans. Elle décédera en 1799 et Jean-Pierre Brisson se remariera en 1800 avec Marie-Jeanne Leroi, veuve de Jacques-Pierre Tripet, dont l'une des filles Marie-Adélaïde Tripet, avait épousé à dix-sept ans, en 1795,Jean-Baptiste Canceler, fils de Joseph Canceler et de Catherine Zelinger, et dont l'un des fils, Edmé-Jacques-Marie Tripet, avait épousé, à vingt-deux ans, le même jour, Marie Canceler, dix-sept ans, fille de Joseph Canceler et Catherine Zelinger (alliances par des consanguins de sexes opposés). De son côté, Catherine Rodrigue épouse à quarante-trois ans, en 1773, Joseph Detrion, quarante-deux ans, capitaine d'infanterie et commandant du poste. L'un des célèbres réfugiés de 1797, Barbé-Marbois, prendra pension chez la veuve Detrion "dont il eut beaucoup à se louer" (Henry, 1981). De cette fastidieuse énumération, il ressort que l'alliance des Rodrigue de Louisbourg, qui possédaient en 1734 une maison sur le quai (planche 24 de l'Atlas historique du Canada, Volume I, 1987), avec les Lohier de La Dominique, est à l'origine de nombreuses habitations entre Iracoubo et Organabo, dont celle des grands parents de Michel Lohier (1891-1973), auteur des "Légendes et contes folkloriques de Guyane" (Éditions Caribéennes, 1980), ancien conservateur du musée de Cayenne, personnalité guyanaise bien connue pour ses travaux sur le patrimoine historique régional. En 1853, Jules Lohier (né en 1799) est avec Félicité Yoyo "habitant" sur l'ancienne concession de son père, attribuée en1790 (une vingtaine d'hectares, dont cinq plantés de rocou). Son père, Bernard Lohier (né en 1756), marié en 1797 à Marie Rivette, est le frère de Marie-Colombe Lohier, seconde épouse de François-Luc Rodrigue.

Jean-Baptiste Martinet, trente et un ans, de Louisbourg, s'est installé en octobre 1765, à douze lieues du camp de Sinnamary, avec son épouse Ursule Déon et leur fils de onze ans, Jean-Baptiste. Il décédera en août 1767, mais son fils Jean-François Martinet (1756-1792), puis son petit-fils Jean-François Martinet (1789-1859), commissaire commandant du quartier de Sinnamary de 1839 à 1851, marié à Florentine Vernet, fille de Jacob Vernet et d'Elisabeth Nadeau (fille de Pierre Nadeau et d'Elisabeth Hébert), seront à la tête d'une des plus importantes habitations, Bel-Air, située dans la savane de Malmanouri, qui regroupera 24 esclaves en 1848. A cette date, y seront cultivés seize hectares de rocou, douze hectares de vivres et mille pieds de caféiers (en 1852, le rocou était presque abandonné et on ne cultivait plus que huit hectares de vivres et trois cents caféiers).

Joseph Jacquet, de l'Ile Saint-Jean, a vingt ans quand il s'installe, en septembre 1766, avec son frère Antoine, dix-sept ans, sur une habitation, située à une lieue du camp de Sinnamary. Joseph, son père, marié à Élisabeth Boulanger, a également une fille, Marie-Jeanne, qui épousera en première noce, en 1776, Jean-François Lempereur, fils de Pierre Lempereur originaire de Landau en Allemagne, en seconde noce, en 1788, Joseph Chauvreau, soldat congédié du bataillon de Guyane, et en troisième noce, en 1798, Antoine-Julien Rousse, cinquante-trois ans, veuf de Charlotte Cousin. Antoine Jacquet a épousé Julie Regnaulin, fille de Marguerite Dumesnil, épouse en seconde noce de Jean-Charles Boudreau. En 1790, Antoine Jacquet a deux concessions qui se trouvent entre Counamama et Iracoubo de 9O et de 200 hectares environ, Joseph Chauvreau, une concession de 100 hectares, Antoine-Julien Rousse une concession de 120 hectares, la veuve Jacquet (?) une concession de 384 hectares sur la rive gauche et droite de la rivière d'Iracoubo, l'emplacement du bourg.

Jean Garré a vingt-deux ans quand il s'installe avec son épouse Élisabeth Olne, trente ans, originaire de Landau en Allemagne, et son fils Jean-Pierre, deux mois (qui décédera quelques mois après), sur une habitation située à trois lieues du camp de Sinnamary, dans le "haut de la rivière", qu'il a commencé à défricher en mai 1766. Il s'est marié le 10 février 1766 à Sinnamary. Son fils, Jean Garré (1777-1854), s'est installé en 1853, à Corossony, chemin de la savane, sur une habitation de près de 380 hectares, Bellevue, avec seulement six personnes de moins de seize ans, alors que l'habitation comptait trente-deux esclaves en 1848, dont vingt-neuf de plus de seize ans. Selon Coeta (1992), Jean Garré a émancipé en 1835 sa négresse et concubine Marie-Louise ainsi que sa progéniture en lui donnant son nom; parmi eux, Lucille dite Garré qui exploite l'habitation Le Génipa en 1853 (22 têtes de bétail et un demi hectare de vivres) entourée de six personnes, dont deux de plus de seize ans. Son fils Jean-Pierre Garré, né en 1803, commissaire commandant du quartier d'Iracoubo en1846-1847 puis en 1849, qui a épousé Marie-Rose Lamoureux, exploite en1853 trois hectares de vivres et possède trente deux têtes de bétail sur son habitation Crève-cœur, située à Trou-Poisson, sur une concession attribuée en 1842. Il se retrouve par ailleurs être le tuteur des mineurs Lamoureux qui héritent d'une habitation qui avait huit esclaves en 1848.

François Lamoureux, marié à Jeanne Letard, s'est installé à l'âge de trente ans, en juillet 1766, sur une habitation située à deux lieues du camp de Sinnamary. Son fils, François Lamoureux, s'est vu accorder une concession en1789 dans le quartier de Sinnamary et Pierre Lamoureux une concession en1791, l'habitation Le Changement, qui appartiendra aux héritiers Mercier en1853. Anne-Marie Lamoureux épousera vers 1841 Charles-Benoît Rémy (18101851), fils de Jean-Baptiste Rémy, soldat congédié en 1787 (comme Reveillo, Florian, Chauvreau... qui se feront habitants), propriétaire de l'habitation Belle-Etoile à l'anse Paracou (dix-huit esclaves en 1848), commissaire commandant du quartier de Sinnamary de 1817 à 1830 et fils de Marie-Thérèse Morgenstern, elle-même fille du garde magasinier de Sinnamary, Jean-Simon Morgenstern.

Ce dernier exemple illustre assez bien les liens de solidarité de voisinage et de parenté qui pouvaient unir ce petit groupe d'habitants (Garré, Lamoureux, Rémy) établis autour de Sinnamary, entre la crique La Vase (Renner) et la crique de Corossony qui fixe la limite avec le quartier d'Iracoubo. Les alliances sont contractées au proche et, en cas de veuvage, les renchaînements d'alliances sont fréquents au sein des lignées établies dans le voisinage. Les frères Charles-Benoît Rémy et Jean-Baptiste Rémy fils possèdent des habitations mitoyennes près de la crique La Vase. Jean Garré établit ses enfants Pierre-Louis, Catherine,Lucille sur des habitations autour de la sienne (chemin de la savane à Corossony et près de l'îlet Génipa) et son autre fils, Jean-Pierre Garré, a sa ménagerie sur l'autre rive de la crique Corossony, à Trou-Poisson.

Ces quelques exemples suffisent à illustrer le destin familial des lignées acadiennes fondées à partir des premières habitations établies en 1765. On pourrait présenter de la même façon l'histoire des lignées fondées par Pierre Cossette, Joseph Saunier, François Cadet, Joseph Lachance, Jean-Baptiste Dupré, Guillaume Lecraig, Pierre Saunier ou François Osanne. Celles-ci n'échappent pas aux mécanismes précédemment décrits : métissage, enracinement foncier ou abandon rapide des exploitations, alliances dans le voisinage, etc. Il est en revanche indispensable de situer ces destinées familiales dans le contexte général de l'évolution économique des savanes de l'ouest.

L'histoire économique

Les habitants de ces quartiers, "habitants-hattiers", ont obtenu des résultats en dents de scie entre 1765 et 1848 : d'abord un relatif succès de 1768 à 1777, puis la ruine de 1777 à 1787, ensuite une reprise nette de 1787 à 1794, à nouveau la ruine sous Victor Hugues de 1804 à 1809, puis sous le régime portugais de 1809 à 1817, puis ensuite une reprise en 1819 qui laissera les habitants, "fatigués de leurs misères et de leurs vexations", dans l'isolement jusqu'à l'abolition de 1848. Un mémoire de Terrasson (1818), ancien colon venu de la Guadeloupe en 1766 et ancien officier, décrit parfaitement ces cycles économiques de 1764 à 1818.

Tout avait bien commencé en 1765, grâce à Bruletout De Préfontaine, un habitant installé depuis vingt ans en Guyane, chargé de la réception des colons dans les camps de Kourou et de Sinnamary qui avaient été établis près des anciennes habitations des jésuites (dont les biens furent confisqués en 1764). Depuis 1763, il était entouré d'Acadiens : ceux qui s'étaient embarqués avec lui dans le premier convoi et qui furent les premiers installés sur la côte "depuis Kourou jusqu'à Sinnamary", mais dont on ne retrouvera plus la trace en 1767 (décédés ou rapatriés ?), et ceux qui refuseront de repartir en 1764 et1765 (les colons placés figurant dans les recensements de 1767). Tous bénéficieront du dévouement et des compétences de De Préfontaine qui reviendra à Kourou en 1769 "défricher un nouveau terrain dans ce quartier pour le sieur Gallet, avocat au Parlement, résidant en France" (...) "alors qu'il n'y avait point d'habitants cultivateurs et possédant des esclaves en 1768 au poste de Kourou". Il sera commandant du quartier de Kourou de 1770 à 1787.

Le second personnage clé de la réussite des Acadiens en Guyane est, sans conteste, Louis-Thomas Jacau de Fiedmont, né à Plaisance dans l'Ile de Terre-Neuve. Commandant d'artillerie à Cayenne depuis 1762, après avoir servi à l'Ile Royale et à Québec, il fut gouverneur de la colonie de janvier 1766 jusqu'à sa mort, en décembre 1781. Il a incité les Acadiens à rester en 1765; il réclamera en permanence de nouvelles migrations acadiennes et canadiennes qui lui seront continuellement refusées. On fera construire après sa mort un hôpital ("Maison de santé") entre Malmanoury et Sinnamary devant servir d'hospice "aux familles acadiennes qui voudraient s'établir en Guyane". Dans une lettre au ministre du 1er janvier 1768, il écrit : "Les habitants reviennent de bien des erreurs et, prenant l'esprit de leur destination, ils se livrent plus sérieusement au travail et ils emploient mieux leur temps, leurs peines et soins, au progrès et à la perfection des cultures, même en terres basses et marécageuses, qu'ils regardaient comme les plus mauvaises et qui sont les meilleures. L'expérience l'a fait connaître il y a longtemps aux Hollandais du Surinam, nos voisins, qui tirent tant de richesses de ces mêmes fonds de terre que nous préférions dans nos établissements de l'Acadie aux coteaux et penchants de montagnes épuisées en peu de temps, étant lavés par les pluies qui entraînent l'engrais dans leurs fonds, qui s'enrichissent toujours aux dépens des terres hautes". En ce qui concerne les Acadiens, il note que "le petit succès a dépendu principalement du choix des hommes, qui sont beaucoup encouragés par l'expérience d'élever le bétail qui peut les récompenser de leurs travaux et les engager à se fixer".

C'est l'ordonnateur de la colonie de 1765 à 1769, Jacques Maillard Dumesle, qui s'est procuré à l'étranger les "bêtes à cornes" et qui les a distribuées "aux malheureuses familles qui persistèrent à rester dans les prairies du Nord". Les résultats ne se firent pas attendre puisque, selon Terrasson (1818), dont l'habitation était dans le quartier de Kourou, "ces bestiaux se multiplièrent à tel point qu'en 1772 et jusqu'en 1778, plus de vingt-cinq caboteurs de la Martinique et de la Guadeloupe venaient deux ou trois fois chaque année enlever le superflu de notre colonie (...) un dépôt fut formé auprès de la ville, à l'habitation dite du roi (...) l'hôpital, la troupe et les citadins étaient pourvus d'excellente viande".

A partir de 1778, un entrepreneur installe une boucherie qui doit servir l'hôpital et la troupe. Il obtient le monopole dans la colonie et celui de l'exportation, ruine les hattiers et rachète presque toutes les ménageries (habitations d'élevage). Selon Terrasson, "le désespoir de ces hattiers fut tel qu'ils vendirent presque tout leur bétail à ce pourvoyeur pour se procurer des nègres et se livrer à la culture". Pendant ce temps, les "mercenaires", qui s'occupaient des troupeaux, durent utiliser "une troupe de chiens dogues" pour garder un bétail devenu sauvage qui courait dans tous les sens ("les prairies étaient couvertes de cadavres de ces bêtes mortes de soif et de lassitude").

Il fallut l'intervention du nouvel ordonnateur (1785-1788), Daniel Lescallier, pour que soient abattus ces troupeaux sauvages et redistribuées de nouvelles bêtes à tous les habitants. On allait reprendre l'exportation du bétail lorsque survint la première abolition (1794) qui entraîna la destruction d'une partie des troupeaux par les esclaves. En 1804, l'esclavage rétabli, il restait encore 12000 têtes, mais Victor Hughes préféra encourager la culture du coton. Il donna aux habitants les moyens d'acheter des esclaves, avant de spéculer sur cette marchandise et d'achever de les ruiner en rétablissant "une boucherie privilégiée". Sous le régime portugais (1809-1817), le monopole fut maintenu, ce qui porta "les derniers coups aux hattiers et à leurs troupeaux" ("ils ont tout détruit et réduit à la plus affreuse misère des hommes qui depuis quarante ans nourrissaient la colonie").

Les savanes de l'ouest ont peu profité de l'impulsion donnée par les Portugais à l'économie guyanaise (accroissement du nombre d'esclaves en particulier) dont les effets se feront sentir jusqu'en 1824. Depuis 1792, les habitants sont privés de pasteurs et de chirurgiens, de commandants de quartiers instruits et, "fatigués par les misères et les vexations qu'ils éprouvent, ils s'empressent de quitter ces lieux pour venir végéter dans la capitale" (Terrasson, 1818). En 182O-1821, le délégué du roi, Catineau Laroche, visitera "les terres sous le vent", la Counamama, l'Iracoubo, suivi par le gouverneur Milius en1823. Mais c'est la Mana qui sera retenue pour fonder une nouvelle colonie, "la Nouvelle Angoulême", confiée à la Mère Javouhey en 1828.

En 1837, on cultivait à Iracoubo 137 hectares de vivres, 70 hectares de coton, 33 hectares de rocouyers, cinq hectares de canne à sucre et deux hectares de café; en 1853, 38 hectares de rocouyers, 32 hectares de vivres, 2,75 hectares de coton, et il reste 400 pieds de caféiers. Si l'on considère que l'apogée du cycle du coton se situe en 1835, que le cycle du rocou s'est prolongé au-delà de 1848et que la canne à sucre n'a jamais concerné véritablement les savanes de l'ouest (Mam-Lam-Fouck, 1987), ces résultats sont, somme toute, logiques. En 1853,le quartier d'Iracoubo a encore un troupeau de 1475 têtes de gros bétail, celui de Sinnamary de 2434 têtes, celui de Kourou de 1406 têtes, soit un total d' environ 5500 têtes pour l'ensemble des savanes.

Dans "l'exposé général des résultats, patronage des esclaves", de 1844, il est précisé que "ces petits habitants, en contact continuel avec leurs esclaves au travail, à la pêche (...) partageaient à peu près la même nourriture très frugale, poisson et manioc". Le magistrat en tournée sur ces habitations rapporte : "J'ai vu des cases à maîtres en si mauvais état que, pendant un déjeuner qui m'y fut offert, nous fûmes obligés de changer de place deux fois, l'eau provenant des gouttières tombant sur la table (...) Partout c'est un pêle-mêle d'existence matérielle. Les travaux, le repos et les plaisirs sont communs; il n'est pas rare de voir la liberté et l'esclavage manger à la même gamelle" (cité dans Mam-Lam-Fouck, 1986).

En 1852, la plus grosse habitation (par le revenu approximatif évalué) du quartier de Sinnamary, Bel-Air, propriété de Jean-François Martinet, compte encore, comme on l'a vu précédemment, vingt-quatre travailleurs. Elle exploite16 hectares de rocou, huit hectares de vivres et n'a plus que 300 pieds de caféiers. Toutes les autres exploitent moins de quatre hectares de vivres, de rocou ou de coton. Et, mis à part cinq ménageries (Armand Pain, Auguste Canceler, Pierre-André Martinet, Jean-François Martinet, les héritiers Mercier) qui ont entre 100 et 2OO têtes de gros bétail, toutes les autres ont moins de vingt têtes de gros bétail. Dans le quartier d'Iracoubo, la plus grosse habitation, La Thérèse, propriété de Sylvain Sophie, n'exploite que six hectares de rocou et un hectare de vivres. Elle possède une ménagerie de 42 têtes de gros bétail. On reste donc bien dans le cadre de la société d'habitation, telle qu'elle est définie en début d'article, avec 277 maisons et cases d'habitations recensées à Kourou en 1853 pour une population totale de 792 habitants, 295 maisons et cases à Sinnamary pour 787 habitants et 157 maisons et cases à Iracoubo pour 422habitants. On y trouve une économie vivrière, de petites ménageries, et sur tout une population métissée avec un nombre d'esclaves qui est resté très longtemps inférieur à celui des habitants dans deux quartiers, celui de Sinnamary et celui d'Iracoubo, avant d'atteindre un niveau d'autant moins important que ce nombre inclut les compagnes et la progéniture des maîtres avant leur affranchissement.

Ce cas unique dans l'histoire de la Guyane est primordial dans la mesure où il peut nous aider à démontrer l'émergence de véritables cultures paysannes, en marge de l'économie de plantation. Il s'agit aussi de s'interroger sur l'émergence de secteurs intermédiaires qui facilitèrent l'interpénétration des mondes euro-américains et afro-américains, en dehors de la rigidité des relations entre libres et esclaves, de chercher des lieux où pourrait bien avoir pris naissance la véritable société créole, celle où l'on retrouve, à la base, les caractéristiques de la créolisation socioculturelle qui peuvent nous mener jusqu'aux sociétés créoles d'aujourd'hui. Il paraît plus que jamais d'actualité, dans la recherche anthropologique sur les sociétés afro-américaines de la Caraïbe (Mintz and Price, 1976), mais aussi à La Réunion et dans les sociétés créoles des Mascareignes, d'étudier les lieux, les groupes, les époques où une certaine érosion des mécanismes de la société de plantation avait pu être enregistrée, en particulier l'érosion des principes de coercition qui est à la base de la séparation totale entre libres et esclaves (présence des affranchis, des marrons, des "Petits Blancs" en marge du système, etc.).

L'apparition de ce que l'on pourrait appeler "une sensibilité paysanne" basée sur un autre rapport à la terre que celui de la plantation esclavagiste, sur de fortes contraintes écologiques (isolement, nature des sols), sur un fort enracinement foncier, facilitée par le métissage, par des stratégies matrimoniales évidentes, est un élément décisif dans l'approche des configurations générales de la culture guyanaise. Les quartiers d'Iracoubo et de Sinnamary nous offrent ici une profondeur historique intéressante pour démontrer ces phénomènes : d'abord une sorte de tabula rasa en 1763 (exception faite des Amérindiens qui joueront un rôle secondaire dans ces processus), ensuite l'installation, en 1765, de populations nouvelles marquées par une forte volonté d'enracinement, puis ensuite une certaine stabilité de ces populations entre 1765 et 1853, enfin une interpénétration des valeurs et des usages entre deux pôles socialement et juridiquement antagoniques, celui des maîtres et celui des esclaves, une interpénétration due à des conditions écologiques et démographiques exceptionnelles à l'échelle de la Guyane. Ce qu'André-Marcel d'Ans (1987)appellerait peut-être une culture paysanne de recomposition voit ici le jour dans un contexte extrêmement favorable : c'est d'abord une majorité de colons acadiens dont on peut se demander s'ils n'étaient pas plus paysans que les autres colons de la Guyane à l'issue de leur expérience initiale de migration en Acadie, c'est ensuite une autonomie relative des habitations dans le cadre de l'économie de plantation (spécialisation dans les ménageries), c'est enfin un désintérêt presque total de la part du reste de la colonie. Gabriel Debien (1984) fait le même constat à propos des Acadiens réfugiés en Martinique et à la Guadeloupe(1761-1791) : "Tout se passe comme si les Acadiens étaient restés à côté de la grande culture, formant ainsi un milieu parallèle à celui du petit monde créole". En effet, il n'entra pas beaucoup d'Acadiens sur les plantations des petites Antilles et sur celles de Saint-Domingue (Debien, 1978), ni en tant que "géreur" d'une plantation, ni en tant que planteur, hormis les petits planteurs de caféiers ou les "vivriers", sur des exploitations ne demandant pas beaucoup de main-d'œuvre.

Ce rôle méconnu des Acadiens en Guyane mérite désormais d'être explicité à la lumière de la tradition orale et de la mémoire des habitants de Sinnamary et d'Iracoubo. Il est intéressant de constater qu'en 1975 il n'y avait que 120 exploitations agricoles à Iracoubo et 176 à Sinnamary, ceci pour un nombre d'actifs agricoles de l'ordre de 262 à Iracoubo et de 389 à Sinnamary, dont la taille moyenne d'exploitation était de 1,60 hectares à Iracoubo et de 1,84hectares à Sinnamary, comme si la permanence d'un certain modèle de l'économie d'habitation s'était imposée dans ces savanes, comme si les Acadiens avaient fixé définitivement les bases écologiques de la société d'habitation. Une recherche future pourrait donc s'attacher d'une part à déterminer si ces terroirs sont pour la plupart issus des lignées implantées en 1765, d'autre part à inscrire dans la diachronie l'évolution des terroirs et des lignées familiales, de 1765 à nos jours.

Références

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