Secteur Région de Meknès   à Meknès, le 19 Août 1912
          Le Général  




Mon cher Sidney[1],

Votre lettre du 26 Juillet m’a fait le plus grand plaisir. Je tiens à vous remercier du souvenir que vous me conservez et de l’intérêt que vous portez à nos opérations au Maroc, en particulier à celles de ma colonne.

Malgré les évènements douloureux au milieu desquels j’ai conservé mon entière honorabilité, mon honneur et le désir d’éviter toute déconsidération sur nos alliés ou des innocents, je n’ai pas oublié nos amicales relations, l’affection qui nous a unis pendant de longues années, et malgré le proverbe arabe «le passé est mort», le passé vit toujours en moi : on n’efface pas à volonté 22 ans de son existence. Aussi, à l’occasion, ne m’appelez plus mon Général et ne me considérez pas comme un étranger.

Je vous suis très reconnaissant de l’affection que vous et les chers vôtres avez toujours témoignée à ce cher Roland[2]. Il ne m’a donné que joie et satisfaction. Il n’a pas l’âme d’un marin, son esprit n’est  pas porté sur les mathématiques, il a fait un gros effort pour son examen de fin d’année, son effort devra encore être plus grand en 2ème année. Le Ct de l’Ecole me l’a écrit, il m’a assuré de toute sa bienveillance vis-à-vis de lui. Inutile de vous dire combien je suis attristé par sa décision d’entrer au séminaire. Je comptais revivre en lui, et que le peu que j’ai fait ici pourrait lui être utile. Ce sera la fin, l’anéantissement et la disparition de toute ma famille. C’est pour moi une grande et profonde douleur. À sa sortie de l’école, il pourra s’orienter selon sa vocation et aller à Rome faire ses études nouvelles, mais c’est pour moi un effondrement complet.

J’ai revu Alfred[3] à Alger quand j’étais colonel de zouaves[4] il y a quelques années, nous avons déjeuné ou diné ensemble. Je sais qu’il est à Paris, je n’ai aucune nouvelle de lui.

Notre situation au Maroc s’améliore peu à peu, mais faute d’effectifs, nous vivons au jour le jour, dans des transes continuelles qu’il faut cacher. La révolte des Tahous[5] a été le signal d’une émotion générale dans toutes les tribus. La partie se jouant à Fez, j’avais envoyé au Gal Brulard[6] toutes les troupes disponibles de ma région et je suis resté à Meknès avec 1 Cie ½ en ville pour la garde de l’hôpital, 2 Cies ½ pour la défense d’un camp fait pour les bataillons et tous les services. Nous avons vécu des heures d’angoisse, heureusement les 2 tribus Beni M’Tir[7] à Guerrouane sont restées fidèles. Si elles avaient fait défection, je suis sur que je ne vous écrirais pas aujourd’hui fort probablement. J’ai eu les mêmes mauvais jours à traverser pendant le mois de Juin, et même, il y a 3 jours, je me trouvais ici avec 4 Cies, 2 Cies à El Hajeb et une menace d’attaque par une harka[8] Beni M’Tir, Beni M’Guild et Zaianes[9] de 2000 fusils environ au sud d’El Hajeb. J’ai été obligé de demander au Gal Gouraud[10] de me renvoyer ma colonne mobile qui couvrait la plaine du Saïs au sud-est de Fez.

La situation s’est bien améliorée aujourd’hui. Ma région comprend l’étendue de 5 ou 6 départements : je suis à la fois préfet, maire et Ct des troupes de la région. C’est fort brillant, mais, en revanche, quelle responsabilité de soi-même et des autres, quelles préoccupations et quelle somme de travail à fournir. Depuis le 2 Mai de l’an dernier, j’ai fourni des efforts considérables, ma santé n’a nullement été éprouvée, mais que d’officiers évacués sur la France pour dysenterie, fièvre typhoïde et paludisme.

Néanmoins, j’ai besoin d’un peu de repos et si les évènements le permettent, je compte aller en France pour un mois dans les derniers jours d’Octobre.

J’ai admiré votre jolie villa et j’envie le sort de ceux qui, au bord de la mer, peuvent dormir tranquilles sans le souci de lendemain, d’une attaque possible d’un poste, sans être éveillés par les coups de feu tirés la nuit sur des sentinelles au camp, jusque sous vos fenêtres par des coupeurs de route toujours en quête d’un mauvais coup.

Je termine cette longue lettre, mon cher Sidney, en vous priant de dire mes amitiés à Amicie[11] et à vos deux ainées[12], les seules que je connaisse et qui doivent aujourd’hui être de grandes et belles jeunes filles.

Signature du Général Denis Dalbiez